A quelques semaines des élections municipales de mars 1983, le périodique proche du parti socialiste « l’Unité » publiait un long article sur Tourcoing dont l’essentiel était consacré à la politique culturelle. Même si je fus à l’époque un des artisans de cette politique, j’en ai fait une lecture critique et objective en considérant que déjà à cette époque le rayonnement de Tourcoing au plan national n’était pas un vain mot. Je reprends donc les passages les plus pertinents dont un certain nombre de points mériteront des commentaires ultérieurs. Cet article bien entendu partisan est cependant assez conforme à ce que dirent différents médias qui à l’époque parlaient du Tourcoing culturel que la présence de grands noms attirait : Le Monde, France Culture, Télérama, Le Matin etc. Il peut servir de point de repère à ce qui fut une aventure sans pareille.
« Références incontournables de I’art dramatique et de la musique, Gildas Bourdet et Jean-Claude Malgloire ont été installés à Tourcoing par la volonté de l’équipe socialiste et y resteront… par la force d’un deuxième mandat. Sinon la droite a promis de tout détruire »
Ce sous-titre polémique quant aux intentions de la droite devait s’avérer en partie vrai. J’y reviendrai. Mais en voici l’essentiel qui me parait encore aujourd’hui assez juste.
« TOURCOING, vous connaissez ? Il y a quelques années encore, on situait cette ville avec le réflexe de la récitation tout comme jadis les enfants des écoles égrenaient sagement — Pondichéry, Karikal, Chandernagor… — les comptoirs français des Indes, sans accorder à ces lieux aucune autonomie propre. Tourcoing ? Bah, oui : Lille – Roubaix – Tourcoing, pourquoi ? Et la cité de se retrouver noyée au cœur d’un triangle régional, là-bas, dans le Nord du textile. »
Gildas Bourdet
« Ça, c’était avant. Avant les élections municipales de 1977 qui ont amené la gauche à la mairie. Parce que, maintenant, changement de décor : Tourcoing n’est plus dissimulée sous les brumes de l’anonymat ; Tourcoing, on connaît. La ville existe bel et bien. Et seule : reconnue comme l’un des lieux les plus doués en essor culturel sur tout le territoire français. Sur ce chapitre, vraiment, chapeau bas ! Il suffit d’ailleurs de lire le menu pour s’en rendre compte. Un exemple au hasard : où donc se nichent Gildas Bourdet et Jean-Claude Malgloire, deux des créateurs les plus flamboyants d’aujourd’hui qui n’en finissent pas d’accumuler les prix et les récompenses (1) ? Réponse : à Tourcoing. Eh oui ! Gildas Bourdet et son théâtre de la Salamandre (souvenez-vous : « Martin Eden », « Britannicus », « Attention au travail » et, plus récemment, « les Bas-Fonds »), Malgloire et son ensemble orchestral « la Grande Ecurie de la Chambre du Roi » sont bien là. Coqueluches de la France artistique, références incontournables de l’art dramatique et de la musique des années quatre-vingt, ils ont été installés à cet endroit précis de l’Hexagone par la volonté de l’équipe socialiste et y resteront… par la force d’un deuxième mandat de gauche si, toutefois, celui-ci voit le jour en mars prochain » (…)
Disons à ce sujet que l’équipe municipale était socialo-communiste et que membre du parti communiste au début du mandat c’est grâce à mes multiples contacts avec de nombreux intellectuels et créateurs communistes, avec Jack Ralite, Ivan Renar, que fut mis en place cette priorité culturelle fondée sur la création. Comme beaucoup de metteurs en scène, Antoine Vitez, Jean-Pierre Vincent…Gildas Bourdais était communiste et venait de la ville du Havre !
A ce sujet cette politique fit l’objet d’intenses débats entre socialistes tenant de la priorité à l’animation et à la médiation progressive entre le peuple et la culture de haut niveau et le puissant groupe communiste qui défenseur de la création artistique comme pilier de l’accès et de la démocratisation culturelle.
« Car, en dépit d’un bilan positif évident, en dépit même de cette renaissance inespérée de la cité qui est devenue l’un des atouts majeurs de la création culturelle française, la carte de Tourcoing n’est pas jouée d’avance (…)
La plus belle réussite
En gros, les élus socialistes se sont efforcés de promouvoir une politique nouvelle, cohérente, en opposition avec la politique sans perspective que la droite avait menée. Ce qui explique le bon nombre de projets à long terme comme le plan énergétique communal (prévu pour les deux ans à venir), un plan de reconstruction scolaire, le réaménagement de la circulation ou, encore, l’aménagement de l’usine Flipo en centre culturel largement diversifié (12 000 m2 qui abriteraient la bibliothèque et le musée municipaux, un musée archéologique, un centre d’action culturelle, les archives municipales et, enfin, une grande salle de 800 m2 à vocation multiple). Un dossier qui intéresse considérablement le gouvernement puisque l’ensemble des directions du ministère de la Culture concernées par ce sujet se sont rendues, il y a peu, sur les lieux de cette ancienne usine désaffectée, qui fut rachetée en 1980 dans l’esprit d’une conservation du patrimoine architectural du siècle dernier ».
L’usine Flipo était située en plein centre ville à hauteur aujourd’hui de l’avenue Salvatore Allende, entre la rue de Tournai et la place Miss Cavelll. Ce témoignage architectural de l’industrie textile m’avait frappé notamment par cette immense salle de la machine à vapeur dotée de vitraux dignes d’une cathédrale. La période politique permettait ce genre d’ambition comme le témoignaient les premières études.
« La culture… Le mot est lâché. Si Tourcoing a ratissé son paysage urbain, a réchauffé autant que faire se peut son problème de l’emploi, a créé un vaste complexe sportif et bâti un nouveau foyer-restaurant pour les personnes âgées ; si la municipalité a construit trois nouvelles écoles, décidé d’offrir des allocations-vacances pour les enfants défavorisés, c’est quand même dans le domaine de la culture que le pari socialiste tourquennois a connu sa plus belle réussite.
Observons : le mandat qui vient de s’écouler a vu naître la Salamandre, compagnie dramatique devenue théâtre national ; l’Automne culturel, un festival qui prend de plus d’ampleur ; l’Atelier lyrique de Jean-Claude Malgloire ; le centre d’action culturelle de l’Espierre et l’Ensemble instrumental de Flandre-Wallonne. Tout cela pour un budget culturel municipal qui est inférieur à ce qu’il était auparavant (on ne dépasse pas, aujourd’hui, toutes structures comptées, 8 % du budget) puisque la ville, en donnant un toit à de réels talents, a réussi à faire intervenir le gouvernement. Pourquoi un tel choix ? « Parce qu’il n’y a pas de vie sans création artistique et que ce qui est culturel est également politique », souligne Christian Maes, adjoint au maire, chargé de l’éducation, de la formation et de la culture. Et il poursuit : « Cette décision relève d’un combat idéologique. S’appuyer sur la création de grande qualité, c’est une marque de profond respect pour la classe ouvrière. Tourcoing, avant, n’était que le parfait reflet de la bourgeoisie en place : un théâtre municipal, un musée, un conservatoire, une école d’art et le traditionnel pèlerinage vers l’opéra du Nord, situé à Lille. On se donnait les moyens d’entretenir une certaine classe sociale, point à la ligne. «
Ce qui avait beaucoup attiré de grands créateurs c’est la totale liberté qu’ils avaient dans leurs choix de création, la ville se réservant au travers de son festival « Automne culturel à Tourcoing » les choix d’action proprement municipaux mais en parfaite harmonie avec l’ensemble de la politique de soutien à la création contemporaine.
« Lorsqu’il n’y a rien dans une ville, la bourgeoisie a toujours les moyens de se déplacer. Pas les ouvriers dont le temps libre est mesuré. Nous avons donc eu le désir de faire progresser cette notion de temps libre en présentant ce qu’il y a de mieux… «
Jean-Claude Malgoire
« Christian Maes sait de quoi il parle. C’est lui, personnellement, qui s’est battu pour le retour de Gildas Bourdet que la précédente municipalité avait chassé. C’est lui qui a monté «l’affaire Malgloire» (pour laquelle, au sein d’un syndicat intercommunal la ville ne débourse que 2,7 millions de francs) ; lui encore qui s’est battu pour son festival automnal, subventionné principalement par la région et dont on vient de fêter le cinquième anniversaire avec cinquante-six concerts et spectacles de théâtre et six expositions (dont une superbe rétrospective David Hockney, plus importante encore que celle de Beaubourg) étalés sur un mois et demi. Une manifestation qui a attiré plus de 50 % de spectateurs issus de la région, dont environ 35 % de Tourquennois. Cause première du réveil de la cité et de la reconquête de sa place au sein de l’Hexagone, la culture est également pourvoyeuse d’emplois : l’Atelier lyrique compte onze permanents, la bibliothèque (un effort sans précédent vient d’être fait en faveur de la lecture publique) a créé vingt-trois emplois et la Salamandre, de par son nouveau statut, a également embauché. Et l’on pourrait encore ajouter .la multiplication des conservatoires de quartier (quatre viennent de voir le jour) ainsi que l’agrandissement de l’Ecole supérieure d’expression plastique que l’Etat aide actuellement financièrement. Sans compter, également, les retombées économiques : si les restaurants et les commerçants n’ont pas encore pris le pli d’un nouveau Tourcoing by night, l’hôtel Ibis, lui, avoue que 60 % de ses recettes viennent de l’effervescence culturelle de la ville. «
A la fin du mandat le centre dramatique devient « Théâtre National de Région » dans une négociation qui eu lieu avec Pierre Mauroy, l’Idéal Ciné racheté par la ville et confié à Gildas Bourdet devient un centre de création essentiel aujourd’hui toujours vivant bien que remis en cause par l’actuelle municipalité, »L’Espierre » est promu Centre d’Action Culturel reconnu par l’etat et bénéficiant de 66% de subvention. La lecture publique, parent pauvre (Tourcoing étant avant dernière dans le classement des villes de plus de 50000 habitants en ce qui concerne sa bibliothèque) prend son essor.
« Et les Tourquennois, eux, comment vivent-ils cet élan ? « Il convient de reconnaître que tous les Tourquennois ne se précipitent pas aux « Bas-Fonds » ni au « Couronnement de Poppée », avoue Christian Maes. Mais ça vient. Au printemps théâtral de Bourdet, on comptait un tiers de Tourquennois sur seize mille personnes. C’est déjà ça.
Face à ce boum inespéré, la droite n’a qu’une parole. Détruire, disent-ils. Ce qu’ils veulent ? Fermer l’Idéal-Ciné où œuvre Bourdet, virer Malgloire, supprimer le centre d’action culturelle (qui sera reconnu par l’Etat en 1984). D’où un risque énorme pour la- ville, celui du recul. A l’heure où bon nombre de dossiers sont en route ; à l’heure où le gouvernement semble avoir élu Tourcoing pour y créer en 1986 l’une des cinq grandes écoles françaises des Beaux-Arts, l’élection de la liste d’opposition couperait court à tous ces projets. «
La droite dirigée par Stéphane Dermaux gagne les élections. Elle remet en cause comme prévu le centre d’action culturel qui disparait, annule la nouvelle édition du festival, tente de fermer le musée des Beaux Arts, ne donne pas suite au projet Flipo… ; saborde le projet de rénovation de la scène du théâtre municipal faisant de celle-ci un des lieu les plus important de la région mais les contradictions internes entre le maire et son adjoint à la culture feront que beaucoup sera préservé pour un temps…Un long déclin s’en suivit.
Et le journaliste concluait : »C’est l’enjeu de Tourcoing, en mars prochain. Même pas quitte ou double. Mais bien plus l’annulation ou le banco. La continuité dans le sunlight ou le plongeon, tous feux éteints, dans la morosité terne. Reste à savoir si les Tourquennois pourront continuer de voir clair dans le noir… »
« (1) Gildas Bourdet a obtenu en 1979 le prix Georges Lerminier de la meilleure création théâtrale présentée en province (Syndicat de la critique) pour « Attention au travail » et Jean-Claude Malgloire a obtenu en 1982 le prix Claude Rostand de la meilleure création musicale présentée en province (Syndicat de la critique) pour « le Couronnement de Poppée «